Témoignage de Monsieur Thaddée Bagaragaza, ancien député national, ancien ministre de la coopération internationale
Il m’a été souvent demandé, en tant qu’ancien homme politique du Rwanda, de formuler mes considérations générales du phénomène du « Guta umurongo » en politique rwandaise. Après mûre réflexion, j’estime effectivement qu’il conviendrait d’offrir le plus objectivement possible ma très modeste contribution à la Recherche en Histoire du Rwanda, particulièrement à l’intention de la société rwandaise qui a soif de connaître son Histoire.
De quoi s’agit-il, au fait ?
D’emblée, il y aurait lieu de préciser que ces deux mots sont de la langue rwandaise et se prononcent « gouta oumourongo ». Ils se traduiraient littéralement, en français, par « jeter, abandonner ou s’écarter de la ligne ». C’est donc un idiotisme politique appliqué à un parti politique pour désigner la ligne de conduite à suivre par ses membres sur un sujet particulier. Suivre la ligne du parti fait référence à l’obligation qu’ont les membres d’un même parti de respecter la discipline du parti lorsque vient le moment de voter en bloc sur une motion au parlement.
Il faudrait également de préciser qu’au cours de l’Histoire du Rwanda, c’est en 1968 que, pour la première fois, quelques députés à l’Assemblée nationale ont ostensiblement voté contrairement aux consignes données par leur parti, le MDR-PARMEHUTU. Pour comprendre les attitudes des uns et des autres, il est utile de se rappeler de l’évolution politique du Rwanda jusqu’à l’époque de cet incident.
Dans ce pays, la 1ère législature s’est ouverte en 1962, soit la 1ère année du recouvrement de son indépendance. Le parlement était composé de députés nationaux issus de 4 partis politiques (MDR-PARMEHUTU, UNAR, APROSOMA, RADER). Au cours de cette législature, chacun des députés suivait la ligne de son parti. Il était inimaginable de rencontrer un élu ayant voté contrairement à la majorité de son propre parti.
Mais, au cours de la 2ème législature (1965-1969), il se produisit beaucoup d’évènements qui changèrent la donne et conduisirent aux changements de comportements de quelques élus. Déjà, au cours de la campagne électorale préparatoire aux élections pour cette législature, des rivalités entre les candidats MDR-PARMEHUTU d’une même circonscription électorale s’étaient fait jour : 3 candidats étaient requis pour un même siège et, dans la plupart des circonscriptions électorales, l’opposition n’avait pas présenté de candidats. Il n’y avait donc aucun « intrus » à diaboliser !
Au lendemain des élections, il fut constaté que le MDR-PARMEHUTU n’avait plus d’opposition au sein de l’Assemblée nationale. Les anciens partis d’opposition n’avaient pas obtenu assez de voix pour être représenté au Parlement. Et la cohésion du MDR-PARMEHUTU s’en trouva ainsi fragilisée : il n’y avait plus de rivaux extérieurs sur lesquels centraliser la combativité.
Par ailleurs, certaines personnalités qui se réclamaient du MDR-PARMEHUTU ou lui avaient témoigné sympathie s’attendaient à des postes ministériels. Ils furent déçus de la composition du gouvernement de cette législature en s’apercevant qu’aucune place dans ce gouvernement ne leur avait été réservée !
Bref, au cours de cette législature, on constata de plus en plus que parmi les cadres politiques, administratifs et judiciaires, un certain nombre de déviations et de défaillances s’était installé, à savoir : profitabilité, détournement, corruption, etc. Voilà les termes qui alimentaient des conversations courantes à travers le pays.
C’est face à cet état de choses que l’Assemblée nationale prit conscience que son rôle n’était pas uniquement de légiférer et de contrôler l’application de la loi, mais aussi si tous les actes du gouvernement et du président de la République allaient dans le sens de la Démocratie et pour l’intérêt bien compris du peuple. Elle décida donc d’intervenir et créa, en 1968, une commission parlementaire d’enquête pour clarifier la situation qui régnait dans le pays.
Les membres de cette commission sillonnèrent tout le pays. Ils rencontrèrent les préfets de préfectures et leurs collaborateurs, les bourgmestres et les conseillers communaux, ainsi que de simples citoyens qui avaient des doléances à leur exposer. Le rapport bouclé circula parmi les députés à l’Assemblée nationale avant d’être examiné et approuvé par celle-ci. Cela se comprend aisément. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’il semblerait que, ni le secrétaire national du MDR-PARMEHUTU, ni le président national du parti, ni le président de la République, n’ait reçu officiellement ce document si important pour toute la nation.
La lecture de ce rapport qui circulait fit ressortir beaucoup de faits intolérables mais tolérés, ainsi que des cas inexacts relatés comme avérés. L’intervention suivante, au cours des débats à l’Assemblée nationale, est restée dans les mémoires des députés de l’époque comme ayant le mieux décrit le contenu dudit rapport : « Imaginez-vous un bol de lait présenté à quelqu’un de respectable pour qu’il le boive : s’il s’aperçoit qu’il y a des traces de pipis de vaches ou autres impuretés qu’on y a laissé tomber, il ne le boira sûrement pas et le déclarera imbuvable. De même, le rapport est plein de bonnes choses véridiques, mais les quelques gouttes d’inimaginables actes et comportements attribués à quelques hautes personnalités de la nation font qu’il est absolument inacceptable comme émanant de l’Assemblée nationale ».
À la veille de l’examen de ce rapport par la plénière de l’Assemblée nationale, le chef de file du groupe des députés MDR-PARMEHUTU au parlement réunit tous les députés et leur donna consigne de rejeter ledit rapport, parce que son adoption nuirait à l’unité du MDR-PARMEHUTU. La consigne fut bien suivie, puisque lors du vote, le rapport fut effectivement rejeté par la majorité de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire considéré par elle comme nul et non avenu.
Après ce vote, le comité national de discipline du MDR-PARMEHUTU invita tous les secrétaires régionaux du parti à se réunir pour prendre des sanctions contre l’un ou l’autre membre du parti qui n’avait pas respecté la discipline du parti lors du vote du rapport de la commission parlementaire d’enquête.
À ma connaissance, aucun des concernés n’a été exclu du parti, mais la plupart parmi eux ont été suspendus des organes de direction du parti pour une durée indéterminée. Il faut noter cependant qu’ils ont tous gardé leur siège de député jusqu’à la fin de leur mandat. Celui-ci était irrévocable de part la loi !
Depuis lors, « guta umurongo » est devenu « un idiome politique » de la langue rwandaise tout en étant diversement interprété par les gens : pour les uns, une gaffe incompréhensible du MDR-PARMEHUTU et, pour les autres, une clarification nécessaire et courageuse du poids du parti à l’égard de chacun de ses membres.
Pour les uns, cet incident historique a offert une occasion à certains membres du parti MDR-PARMEHUTU de porter des coups à leurs collègues en vue d’affaiblir leur influence dans le pays. Des têtes pensantes sont tombées et le parti en a souffert jusqu’à en perdre son existence lors du coup d’état de 1973. Certains observateurs qui se disent neutres dans cette bataille suicidaire des membres d’un même parti, regrettent que le rejet du rapport de la commission parlementaire ait entravé l’action de contrôle du Législateur sur l’Exécutif en vue d’arrêter des abus. Ils ne comprennent pas comment un parti qui défend des valeurs démocratiques ait pu sanctionner des députés qui ont agi conformément à leurs convictions personnelles… Le droit de membre du Parlement est personnel. Personne ne peut l’obliger à voter dans tel sens !
Pour d’autres, il est plutôt normal que chaque parti puisse concevoir ses règles de vie et de conduite, du moment que celles-ci ne contredisent en rien des lois nationales. Même sous d’autres cieux, la discipline d’un parti existe tacitement, c’est-à-dire sans être inscrite dans les statuts du parti concerné, et oblige les parlementaires à laisser leurs convictions personnelles de côté au profit des décisions prises par leur parti. Les désaccords éventuels face à telle ou telle autre politique doivent s’exprimer lors des réunions de parti. À la fin de leurs discussions, les députés doivent se rallier, sous peine de sanctions, aux décisions qu’adopte leur parti, peu importe les positions qu’ils défendaient auparavant. La sanction contre les insoumis est variable et peut aller jusqu’à la révocation de tel poste de direction dans le parti, et même à l’interdiction de se présenter sous la bannière du parti aux élections suivantes.
À ceux qui pensent qu’il est anti-démocratique d’obliger un élu du peuple de prendre telle ou telle position, il conviendrait de leur rappeler qu’en Démocratie, c’est le peuple qui détient le plus grand pouvoir de décision lors d’une élection. Par ailleurs, tout homme politique choisit de militer dans tel parti parce qu’il approuve son idéologie et son programme. Et c’est le parti qui soumet au peuple le candidat à élire. Il est donc compréhensible que l’électorat jugera l’élu à travers le parti qui le lui a recommandé. Et ce n’est que par la discipline du parti que celui-ci pourra réaliser ses promesses. Par ailleurs, en Démocratie, personne n’est obligé d’adhérer à tel parti et à s’y maintenir jusqu’à la fin de son mandat !
Et pourtant, depuis cet incident historique de « guta umurongo », l’opinion des « politologues rwandais » continuent à se partager en deux courants : ceux qui plaident pour la discipline du parti et ceux qui souhaitent son assouplissement pour sauvegarder l’expression des convictions personnelles du député au moment du vote. Nous devrions cependant noter que, même ailleurs, dans d’autres parlements, il arrive assez souvent que le député soit obligé de résoudre personnellement ce dilemme, entre sa volonté et celle de son parti.
En définitive, le phénomène de « Guta umurongo » est moins préoccupant que le phénomène de formation d’une fraction au sein d’un même parti politique, car c’est cela qui impose la nécessité de prise des décisions disciplinaires. Avec le recul du temps, on se rend compte qu’en 1968-1969, au Rwanda, il s’agissait, au fait, d’un phénomène de formation de factions au sein du MDR-PARMEHUTU. Et c’est probablement ce fait historique qui a mené au coup d’État du 05 juillet 1973.
Fait à Bruxelles, le 15.12.2010
Thaddée Bagaragaza, À l’époque, Député national et Ministre du Plan et de la Coopération internationale.